Professeur agrégé de droit, Payam Akhavan n’oubliera jamais son séjour à Kutupalong, un ancien refuge faunique du Bangladesh reconverti en camp de réfugiés, le plus grand du monde à l’heure actuelle.
Quelque 700 000 Rohingyas victimes de « nettoyage ethnique » au Myanmar y vivent en ce moment dans des conditions effroyables. Payam Akhavan y a rencontré un groupe de femmes ayant subi des violences sexuelles.
« Bon nombre d’entre elles étaient enceintes, et j’ai reçu par la suite la confirmation que ces grossesses étaient le résultat de viols perpétrés par des soldats du Myanmar », explique ce conseiller juridique auprès du gouvernement du Bangladesh, un pays qui a accueilli près d’un million de réfugiés rohingyas.
Payam Akhavan a écouté les atroces récits de vie de ces femmes. L’une d’elles lui a raconté que les soldats avaient jeté son bébé dans le feu. Aujourd’hui, elles veulent obtenir justice. Payam Akhavan a pris soin de ne rien leur promettre, de crainte de ne pouvoir tenir parole.
« Je n’ai pas eu la force de leur parler du cynisme des tractations politiques qui se jouent aux Nations Unies, de leur avouer que les institutions ont trahi les victimes des génocides à maintes reprises », explique-t-il. « Tout ce que je pouvais faire, c’était les écouter. J’espère ainsi leur avoir montré qu’il y a des gens qui pensent à elles dans le monde, qui compatissent à leur douleur. »
En réalité, Payam Akhavan ne fait pas qu’écouter les victimes.
En avril 2017, il a rédigé les conclusions juridiques du Bangladesh soumises à la Cour pénale internationale (CPI) relativement à la compétence de cette instance pour enquêter sur les crimes contre l’humanité perpétrés par les militaires au pouvoir au Myanmar. Même si M. Akhavan ne peut évidemment pas divulguer l’argumentation de ces conclusions confidentielles, sa stratégie juridique semble avoir reposé principalement sur un type de crime en particulier : la déportation des Rohingyas.
Et il a obtenu gain de cause. Le 6 septembre 2018, la CPI a rendu une décision historique en se déclarant compétente pour se prononcer sur les allégations de déportation.
« C’est un crime parmi bien d’autres, mais comme il concerne le territoire du Bangladesh, la Cour a compétence pour en juger. » En effet, contrairement au Myanmar, le Bangladesh est signataire du Statut de Rome de la CPI.
« La déportation se définit par la mise en place de "moyens coercitifs" entraînant le déplacement forcé de populations civiles. Par conséquent, le meurtre, le viol et les autres actes sur lesquels elle repose s’inscrivent aussi dans ce cadre. »
Payam Akhavan souligne que c’était la seule façon de réclamer justice pour les Rohingyas.
« Idéalement, le Conseil de sécurité de l’ONU aurait saisi la CPI en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations Unies et la Cour aurait eu pleine compétence sur tous les crimes commis au Myanmar. C’est la procédure qui devrait s’imposer quand un État refuse de reconnaître la compétence [de la CPI]. Elle a par exemple été mise en œuvre en 2005 face au génocide du Darfour, au Soudan, et en 2011 face aux atrocités commises en Libye par Kadhafi.
« Cependant, puisque les cinq membres permanents du Conseil [la Chine, la France, la Russie, le Royaume-Uni et les États-Unis] disposent d’un droit de veto, une telle décision était inimaginable ou presque. » Selon toutes probabilités, au moins l’un des pays membres lui aurait en effet opposé son veto. Rappelons que la Chine entretient des liens très étroits avec le Myanmar; la Russie s’oppose en principe aux renvois devant la CPI; les États-Unis cherchent souvent à restreindre le champ d’action de la Cour de crainte qu’elle veuille enquêter sur des allégations de crime de guerre en Afghanistan…
« Au total, la théorie de la déportation appliquée au territoire du Bangladesh constituait la seule voie possible », conclut Payam Akhavan.
Si la Cour autorise la poursuite des procédures, une enquête formelle sur les crimes contre l’humanité du Myanmar sera mise en œuvre. Payam Akhavan espère que le Canada prendra part à ces démarches, surtout au chapitre d’une collecte de preuves efficace qui permettrait d’accélérer les investigations.
« S’il est crucial d’agir vite, c’est aussi parce qu’il reste environ un demi-million de Rohingyas au Myanmar; peut-être la menace de mandats d’arrestation ou de poursuites par la Cour permettra-t-elle d’atténuer ou d’éviter les atrocités. »
Pendant presque dix ans, Payam Akhavan a été procureur de l’ONU à La Haye dans le procès pour nettoyage ethnique des dirigeants yougoslaves. Ses travaux l’ont mené dans plusieurs zones de guerre telles que la Bosnie ou le Rwanda.
Actuellement, les dirigeants militaires du Myanmar semblent à l’abri de toute poursuite, explique-t-il, « mais les personnes au pouvoir aujourd’hui ne le seront peut-être plus demain. C’est l’une des leçons que je tire du procès des dirigeants yougoslaves : ils étaient intouchables, puis ils sont tombés en disgrâce et se sont retrouvés au banc des accusés. »
Il a fallu seize ans pour amener les chefs serbes de Bosnie devant la justice à La Haye. À une certaine époque, ils semblaient si bien protégés qu’il aurait paru « tout à fait ridicule de s’imaginer qu’ils seraient un jour traduits devant les tribunaux. Mais l’essentiel, dans ces cas-là, c’est de maintenir une pression internationale constante et d’exiger sans relâche que les coupables rendent compte de leurs actions. À terme, ce travail inlassable peut avoir un effet bien réel. »
Même si justice ne peut pas être rendue sur le champ, « l’émission de mandats d’arrestation peut rapidement stigmatiser les dirigeants et ainsi éroder leur pouvoir. L’armée du Myanmar a d’ailleurs limogé l’un des principaux suspects, le général Maung Maung Soe. Certains observateurs rappellent que la Commission d’établissement des faits des Nations Unies l’avait désigné comme coupable possible, ce qui pourrait avoir contribué à précipiter sa chute ».
Pourquoi Payam Akhavan a-t-il choisi d’assumer cette lourde responsabilité? Par devoir moral.
« Pour moi comme pour bien d’autres spécialistes des droits de la personne, il est impossible de se taire face à cette scandaleuse injustice. En n’agissant pas, nous nous faisons complices des génocides. Il est facile de condamner l’Holocauste en répétant : “Plus jamais ça!” La vraie difficulté, c’est de s’attaquer aux atrocités collectives qui se produisent aujourd’hui même, sous nos yeux ou presque. Nous devons exprimer nos principes les plus élevés en les traduisant en actes concrets dans les contextes où ils se révèlent les plus cruciaux : auprès des victimes ».