Ayant grandi dans un pays marqué par un génocide et bondé de travailleurs humanitaires étrangers, Joyeuse Senga pensait que le monde avait tout à enseigner au Rwanda. Or, parmi les leçons les plus grandes qu’elle a apprises sur le changement, elle les a tirés de son propre pays.
Née à peine deux ans après le génocide des Tutsis de 1994 au Rwanda, Joyeuse a été témoin de souffrances et d’injustices depuis son plus jeune âge. Elle a grandi avec un sens aigu de la justice sociale alors que ses parents l’emmenaient dans les communautés mal desservies. Elle a réalisé qu’un médecin ne pouvait aider qu’une personne à la fois, alors qu’un chercheur en santé publique pouvait améliorer la santé de populations entières s’il parvenait à trouver un moyen de transposer des données probantes en changements réels et durables.
Il n’est donc pas surprenant que Joyeuse Senga ait décidé de poursuivre des études en santé publique et mondiale, d’abord comme étudiante de premier cycle à l’Université Samford en Alabama, puis comme boursière de la Fondation Mastercard à McGill.
Le programme de bourses de la Fondation Mastercard est la plus grande initiative de bourses et de leadership du genre en Afrique. Partenaires depuis 2013, la Fondation Mastercard et McGill offrent de généreuses bourses à plus de 160 jeunes leaders talentueux de l’Afrique subsaharienne, ainsi qu’une formation en leadership, des possibilités d’apprentissage par expérience et plus encore.
« J’ai toujours eu à cœur d’aider les gens et de défendre leurs intérêts, mais je voulais vraiment explorer le contexte social, culturel et économique qui a une incidence bien réelle sur la santé des personnes », explique Joyeuse Senga, chercheuse sur le diabète qui a terminé ses études de maîtrise en santé publique à McGill l’an dernier. « D’ailleurs, à McGill, j’ai beaucoup travaillé à Parc-Extension. Je m’y suis immergée dans le travail communautaire, ce qui m’a donné des bases pour comprendre comment il est possible d’œuvrer en santé publique différemment. »
Vivre dans un état où la pauvreté est très grande, comme en Alabama, et plus tard, travailler auprès de communautés de Montréal luttant pour leurs besoins fondamentaux, comme le logement, ont été des expériences qui lui ont ouvert les yeux. La jeune femme a ainsi pris conscience que les pays riches n’avaient pas toutes les réponses pour le Rwanda et que, pour apporter des changements durables, il fallait penser à des solutions en partenariat avec les communautés desservies.
Alors qu’elle étudiait à McGill, Joyeuse Senga a travaillé avec des jeunes de sa communauté sur le concept d’Ubugeni Bwomora (l’art qui guérit) et, ensemble, ils ont mis en place en 2023 un programme visant à aider les jeunes rwandais à prendre confiance en eux et à vaincre les défis de santé mentale du fait de vivre avec le VIH. Le projet a pris de l’ampleur et a conquis le Friends Career Center, une organisation qui offre aux jeunes vulnérables un soutien en matière de santé mentale et de développement de carrière. Ces efforts concertés des participants eux-mêmes ont donné lieu à des résultats durables en peu de temps. Entre autres, des jeunes qui se sentaient autrefois démunis ont commencé à fréquenter l’université ou à exercer un métier. Une participante exploite maintenant un kiosque de fruits dans son petit village, alors qu’une autre a ouvert une boulangerie.
Bien que les jeunes infectés par le VIH au Rwanda aient accès à des médicaments essentiels à leur survie, ils sont nombreux à souffrir de dépression et à céder au désespoir, soulève Joyeuse Senga. D’ailleurs, certains jeunes cessent leur traitement, estimant que leur avenir est bien trop sombre.
La jeune chercheuse a trouvé le partenaire idéal pour l’initiative en Agape Ishimwe, un jeune artiste visuel vivant avec le VIH. Ensemble, ils ont décidé de créer un espace pour que les jeunes puissent parler de santé mentale, un sujet souvent tabou.
« Nous utilisons une approche basée sur l’art pour favoriser la guérison, mais aussi pour susciter la confiance en soi, dit-elle. Ensuite, nous leur demandons comment nous pouvons les aider à subvenir à leurs besoins économiques. Parfois, il s’agit d’une formation complémentaire, et d’autre fois, on achète cinq poulets pour aider une personne à commencer à vendre des œufs. »
« C’était viscéral pour moi de travailler avec ma communauté, mais je savais qu’il fallait une approche différente, ajoute la jeune femme. Il fallait une approche conjointe. J’ai communiqué avec la Fondation Mastercard qui a été très réceptive. Son personnel était vraiment à l’écoute. »
La Fondation offre également un soutien aux personnes diplômées du programme de bourse à lutter contre la pauvreté grâce à l’entrepreneuriat. Ce généreux soutien a permis à Joyeuse Senga de transformer son rêve en réalité. Or, il faut aussi citer d’autres raisons fondamentales pour lesquelles le programme a réussi là où d’autres ont échoué. Senga a compris à ses dépens que la communication est une voie à double sens et qu’il ne faut pas précipiter l’établissement de la confiance, car rien de bon ne peut se produire sans cela.
Ces constats lui sont venus alors qu’elle vivait au Rwanda entre la fin de ses années d’études de premier cycle à Samford et le début de ses études de maîtrise à McGill. Au cours de ces deux années passées à la maison, elle a appris à parler moins et à écouter plus les gens qu’elle souhaitait aider.
« Je pense que l’on croit à tort qu’il est possible de rentrer chez soi avec les connaissances nécessaires pour sauver son pays, explique-t-elle. J’ai vraiment eu à faire preuve d’humilité devant les propos de toutes ces communautés avec lesquelles j’ai échangé. Elles me disaient : “C’est vous qui avez fait des études, mais au lieu de revenir pour travailler avec nous, vous nous dites quoi faire.” »
« J’ai ainsi compris que le renforcement de la confiance doit être au centre de tout ce que nous faisons. »
La force qui émane lorsque l’on croit en les gens est une leçon que Joyeuse Senga connaît bien. Elle est impatiente de retourner en Afrique subsaharienne pour travailler dans le domaine des politiques de la santé. Aujourd’hui, elle se sent investie d’une grande responsabilité d’aider sa communauté de l’autre bout du monde à améliorer ses conditions en reconnaissance de ces nombreuses personnes qui l’ont amenée s’améliorer.
« Combien de jeunes africains ont eu les occasions qui se sont présentées dans ma vie? demande-t-elle. Très peu. Parce que parmi les différentes étapes de mon parcours, quelqu’un m’a dit : “Joyeuse, je crois en toi.” Et chaque fois que je me souviens de ce que les autres ont fait pour moi, c’est la motivation dont j’ai besoin pour redonner à ceux et celles qui viennent me voir. »